1995. Les consoles 32-bits sortaient et coûtaient cher. Y'avait aussi la 3D0 qui s'annonçait prometteuse. Et nos 16-bits qui avaient encore leur mot à dire. Je parle même pas du PC, qui dépassait enfin la puissance des meilleures consoles avec le Pentium - et le jeu vidéo sur ordinateur retrouvait une place de choix à coté des consoles, place laissée vacante avec le départ de l'Amiga et de l'Atari.

Et la japanime qui commençait à quitter la télévision pour arriver dans nos librairies, c'était pas aussi une pompe à fric peut-être ?

Bref, tout ceci était déjà cher pour le porte-monnaie de l'adolescent prépubère, mais la facture des prochaines années s'annonçait encore plus salée. C'est ainsi qu'apparut un nouveau concept de boutique proposant une location sur place : tu arrives à 15 heures, tu paies une heure, et tu squattes autant que tu veux la jolie Saturn, ou les PC avec DooM en multi et le reste. A Montpellier, ça s'appelait Liberty Games, et c'était comme une seconde famille : les gérants dormaient dans la boutique, une grosse table pour jouer à Magic, les jeux étaient revendus aux clients quand ils étaient ringards, et pour savoir combien de temps tu étais resté, on regardait l'horloge sur le mur avant d'étaler ses francs sur le comptoir. Ca n'a guère tenu longtemps, mais ça a ouvert un chemin pour qu'ouvre en 1996 une autre échoppe dénommée Dimension 4.

D4, c'était des PC à jour avec tous les gros titres, des tournois, et des barres chocolatées et des sodas pour rester plus longtemps. Un des tous premiers cybercafés de France, si ce n'est le premier - corrigez-moi si vous en savez davantage. Dès que les lignes Numéris arrivèrent jusqu'au Sud de la France, ils proposèrent de surfer avec Netscape ou jouer avec Kali. Génération 4, Joystick et les autres magazines écrivaient régulièrement sur ces lieux curieux où les meilleurs joueurs de la région se rencontraient pour apprendre ensemble les nouveaux jeux et gagner une 3dfx toute neuve. Le PGM avant l'heure ? Disons plutôt que si cette heure est arrivée, c'est grâce à Dimension 4 et compagnie.

En cette époque où tout un chacun a une prise RJ-45 dans le cul et dispose d'un généreux accès ADSL à la maison, les cybercafés tiennent encore parce qu'ils proposent une communauté de joueurs loin d'être cons et parce qu'ils investissent lourdement dans des bécanes et des jeux éternellement renouvelés. C'est parfois moins cher de payer son abonnement pour jouer avec des gens qui connaissent leur bout de gras, plutôt que d'économiser pour se payer la dernière carte graphique avant de se connecter sur un serveur anonyme peuplé de campeurs et de n00bs. En plus, si vous êtes bien placé, vous récupérez les lycéens qui ont une heure de permanence à tuer. 

Ca, c'était pour la version optimiste. La version pessimiste est toute trouvée : la course à la vitesse des constructeurs de processeurs est en train de ralentir maintenant qu'AMD est aux fraises, alors on n'a plus forcément besoin de changer de bécane tous les six mois. L'ADSL chez tout un chacun déplace les communautés réelles où l'on rencontrait d'autres joueurs (salles d'arcade, cybercafés, boutiques de jeux) vers des versions virtuelles de ces dernières (Xbox Live, Xfire, Steam). Toujours est-il que les cybercafés ont fermé les uns après les autres. Dimension 4 est ainsi devenu le plus vieux cyber' de France encore en vie. La team D4 a compté parmi les meilleurs joueurs d'Europe de Warcraft III et Counter-Strike. Pour se qualifier dans un tournoi, c'est là qu'il fallait s'inscrire.

Les trucs qui rendent un cybercafé viable : le tarif pour une heure est le plus demandé, donc il doit être moins rentable pour le client que les autres options. Les barres chocolatées et sodas doivent être toujours disponibles en masse, car elles sont la deuxième plus grosse source de revenus de la boutique. Comment garder sa boutique ouverte pour faire une nocturne ? En justifiant du statut légal de club - il suffit de vendre les tickets avant de "fermer" pour la nuit et immédiatement rouvrir en tant que club de joueurs.

Ainsi, il y a deux semaines, un des associés de Dimension 4 est arrivé le matin devant une grille fermée. Le gérant, qui n'avait de gérant que le nom, a décidé de fermer boutique. On aurait pu imaginer une explication glamour et romantique, mais la raison de la faillite de D4 est la même que pour des milliers d'autres sociétés : un patron qui fait n'importe quoi. Qui ne contacte pas l'assurance quand quelque chose casse et préfère le réparer à grands frais. Qui ne s'assure pas que le contrat de leasing des ordinateurs est respecté, au risque de garder des bécanes obsolètes. Qui tape dans le stock pour son profit personnel en prenant un switch 24 ports pour son clan de jeux vidéo. Qui n'est jamais là, prétextant la vie de famille pour ne pas aller acheter des canettes pour le distributeur et laissant ses associés dans l'ignorance quand un créancier passe un coup de fil. Qui ignore tout de la comptabilité de sa propre boite. Une raison conne comme chou, en somme. En moins d'un an, la boutique est passée de la rentabilité à la faillite. 

Je n'ai pas pu prendre de photos, mais l'endroit était assez déprimant. Nous étions trois ou quatre dans un lieu qui accueillait en permanence une cinquantaine de joyeux drilles et qui sera visité dès lundi par le proprio venu récupérer le bail. Des écrans sagement alignés sur le sol, en attente d'être revendus par un commissaire priseur qui n'y connait rien. Une caisse de composants de PC complètement grillés qui ont passé leur vie à afficher les derniers jeux vidéo à plein détail. Le comptoir qui hébergeait la bouffe de geek complètement dévalisé. Des casques-micros de gamer dont on n'ose imaginer la quantité de bactéries au nanomètre-carré sur les mousses des écouteurs. Et l'étagère de l'arrière-boutique, qui contenait des centaines de jeux vidéo sous blister pour justifier des licences d'exploitation. Tous les gros titres du jeu vidéo multijoueur PC de ces dix dernières années en dix, vingt, quarante exemplaires. L'employé qui m'avait convié à cette veillée nocturne préférait que ces derniers tombent dans les mains de gens passionnés plutôt que de les voir revendus en lots anonymes par un faillitaire, et m'a laissé me servir dans le tas. Il était en train de fumer sa clope en utilisant un des trophées du clan comme cendrier.

Tout cela en relatant de vieilles anecdotes de tenancier. Le mec complètement bourré qui passe pendant la nuit pour demander une cigarette et finit par sortir à 2 km/h un couteau de boucher quand on veut le mettre dehors, sauf qu'un des clients fait partie de la BAC. Les gitans qui entrent à 30 en même temps et paient rubis sur l'ongle pour deux mois de jeu avant de rouler leurs joints sur les tapis souris, demandent à ce qu'on tape leur login à leur place parce qu'ils ne savent ni lire ni écrire, mais qui s'éclatent à jouer passionément contre toute la salle sur n'importe quel jeu. Le nerd absolu, celui qui a son poste dédié, qui paie à l'année avec son RMI, qui ne joue que sur un seul MMO, qui ne parle pas, ne bouge pas, ne se lave pas, pue comme un troll et a le même comportement en société - il y en a un dans chaque cybercafé de France, et celui de D4 a fini par sortir avec une autiste qui parlait comme un pingouin et venait payer ses heures d'Internet à rester sur une table pour écrire Dieu sait quoi sur des pages de cours. Comment reconnaîre un pervers qui va taper des recherches de petits garçons nus sur Internet : c'est facile, il est le seul mec de la salle à être assis parfaitement droit en jetant un lent regard en coin de temps à autres alors que tout le monde est confortablement avachi devant un écran qu'il ne cesse de mater. La dizaine de kilos de barres chocolatées trouvées derrière une grille de chauffage lors d'un grand nettoyage, sauf que les dates de péremption remontaient à avant la création de D4.

Bien sûr, je pourrais finir en relatant qu'au-delà de la mort de Dimension 4, c'est un vrai drame qui se déroule pour les Pro GaMers, puisque les talents de cette échoppe vont se disperser. Mais hey, le PGM, on s'en fout. La mort de D4, même si elle n'est pas vraiment dûe aux changements de comportement décrits plus haut, ferme symboliquement la parenthèse des cybercafés spécialisés, qui finissent par rejoindre les salles d'arcade dans leur formol malodorant. Où irons-nous quand nous chercherons des conseils sur un jeu, un bon partenaire pour un clan, une ambiance chaleureuse entre spécialistes, un tournoi à disputer pour le fun ? Dans un Micromania ? Non, nous irons sur un site web. C'est peut-être pour ça que j'ai créé l'éditotaku, tiens.

 

Pendant ce temps : Unreal Tournament III (qui était joué à D4 par une poignée d'acharnés) a enfin son gros patch censé le mettre à la place au soleil qu'il aurait dû occuper à sa sortie. Il entre donc dans la pile des jeux joués par l'éditotacrew, et une communauté Steam Editotaku UT3 a été créée à cet effet (à coté de celles pour Left4Dead et Team Fortress 2). Du coup, elle aussi a besoin d'un petit logo (184x184), qui sera utilisé à l'instar de ceux créés par Gueseuch, Anon et Arès. Si vous y jouez et que vous avez envie de vous amuser avec nous, ajoutez-vous à la liste et vous pourrez nous suivre dans nos aventures. Si vous n'avez pas le jeu, il est disponible pour une bouchée de pain un peu partout.

D'ailleurs, passez pendant la session IRC, ce soir dès 21 heures sur #editotaku@irc.worldnet.net, je donnerai à qui n'en veut un numéro de série pour UT3 trouvé dans la pile photographiée plus haut.