(deuxième partie)

A Venise, il y a beaucoup de musées. En fait, le trop-plein d'églises se fait parfois recycler en expositions permanentes de leurs peintures, gravures, scultpures et autres jolis trucs qui se finissent en -ure. Pour m'en être farci une tartine comme tout être intellectuellement supérieur à l'homo touristus, sachez que l'expo permanente que vous devez absolument vous faire si vous passez ici est le Musée d'Art Moderne, situé à la Ca' Pesaro.
On a donc droit à l'art vénitien allant de la fin du XIIIe jusqu'à l'après-guerre, ainsi que les oeuvres internationales présentées ou achetées à l'occasion des Biennales de Venise ou celles faites par des artistes dont les mécènes étaient de la ville. C'est toujours un bonheur de voir une toile de Kandinsky en vrai (ils ont les "Zig-zags blancs", happy happy!); en plus, le flux des toiles et des artistes est cohérent et bien documenté. Et je vous jure qu'en voyant certaines créations, techniques de peinture ou détails, les influences sur les jeux vidéo sont presque perceptibles. Kandinsky est cité dans le générique de fin de Rez, donc ce n'est pas nouveau pour lui; mais la gestion de la lumière par certains français ou la focale et la perspective dans des scènes de bataille prussiennes font vraiment réfléchir.

Là où ça devient bonnard, c'est que le ticket vous donne également accès à un deuxième musée situé à l'étage supérieur. Tristement, il ne bénéficie d'aucune publicité, et j'ai appris ce privilège en achetant mon droit d'entrée... Il s'agit du musée d'art oriental. Ohhh, j'en vois déjà qui bavent, alors que j'ai seulement dit le titre officiel. Permettez-moi de préciser: il n'aborde que la Chine et le Japon. Cependant, je tiens à dire que la section "Chine" se réduit à deux salles, tout le reste étant consacré au Japon. Allons allons, restez assis, un peu de tenue quand même, c'est un site web respectable ici.
C'est basiquement un de ces lieux inconnus de tous, hors du temps, et qui n'existe que par un formidable concours de circonstance. Pour faire courte une histoire longue, c'est un gars bourré de pognon - le Comte de Bardi - qui avait fait un voyage de deux ans à la fin du XIXème, achetant des tas de trucs à tour de bras et envoyant ses emplettes dans la maison de sa grand-mère à Venise; au final, plus de 33000 objets. Tout ceci atterrit plus tard dans les pattes d'un anticaire autrichien qui commença à les vendre aux enchères, jusqu'à ce que l'Italie saisisse l'ensemble après 14-18 (c'était considéré comme propriété de l'ennemi, donc obtenu en guise de réparations des dégâts de la guerre). Et c'est ainsi que Venise ouvrit son musée d'art oriental en 1928.
Rien que la première salle vaut le chemin: une allée de 30 mètres de long remplie de lances et de hallebardes japonaises - sans parler des armures de samouraïs. Les fiches explicatives (hélas, seulement en anglais et italien) complètent les savoirs de l'otaku et passionnent le chaland. On apprend que le musée est en cours de restauration, les pièces ayant été trop longtemps exposées dans une complète ignorance des règles de conservation (n'oubliez pas que l'endroit existe depuis 1928). Viennent ensuite les salles des armes, où je me suis proprement mis à sangloter: plus de katanas, de pièces d'armures, d'arcs, de carquois, de chapeaux de guerre, de têtes de flèches que vous n'en verrez jamais. Rien que pour les sabres, toutes catégories confondues, il devait y en avoir des centaines. Quand vous lisez des mangas et autres récits de samouraïs, vous savez combien l'arme est une oeuvre d'art en soi, une impersonnalisation de l'âme du guerrier, un objet sujet de milliers de croyances, de légendes et de pouvoirs ou d'esprits cachés. Nous lisons des histoires qui nous parlent bien souvent de l'importance d'une seule de ces lames. Là, il y en avait sur tous les murs: entouré par l'Histoire, tellement présente qu'on pouvait la toucher. Combien d'aventures, de morts, d'entraînements, de méditations ces armes avaient pu vivre? Et selon les croyances populaires, combien d'esprits de guerriers pouvaient-elles faire survivre? Les noms des forgerons et des guerriers traduits et précisés - quand ils sont connus.
La visite continue, et l'on voit vraiment que Bardi avait dépensé un fric fou. Les objets présentés viennent de tous les aspects de la vie japonaise pendant la période Edo: il y a des vases, des estampes, des kimonos toujours colorés, des instruments de musique (une armoire rien que pour les shamisens!), des tables de Go, des commodes et objets de toilette, des bijoux, des bibelots, des fumoirs, des verres à saké... Il y a même une Onna Morimono du XVIIe, une chaise à porteur pour femme, quelque chose qui était déjà rare à son époque! Une salle est consacrée aux décorations sur objets et aux techniques de laque, une vidéo présente la collaboration avec les japonais pour les techniques de restauration.
Quelques regrets toutefois: comme le musée est en cours de restauration, les étagères sont un peu bordéliques ou ne correspondent pas toujours aux indications. Les fiches sous-entendent parfois que le manque de place ne permet pas de montrer beaucoup d'objets qui restent dans les tiroirs - mais c'est une situation commune à tous les musées du monde, non? L'interdiction d'utiliser appareils photo ou vidéo (évidemment compréhensible, vu la détérioration de certaines pièces). Pour en rajouter dans la catégorie "je suis un pervers", il est à noter que les imageries étaient vraiment pudiques; c'est à peine si l'on reconnaissait un pervers dans un petit personnage caché sur un toit au hasard d'une estampe sur les loisirs du printemps. Pour ma défense, je tiens à dire qu'à la boutique du musée, d'autres toiles étaient reproduites sur des cartes, et là, c'était du bien hard de l'époque, avec M. Bibite allant voir Mlle Chachatte (et comme toujours dans l'art japonais du XVIe, M. Bibite était au format Godzilla). Les vigiles, aussi philistins que la plupart des visiteurs, surtout présents à cet étage parce que leur ticket l'autorisait. Ils passaient comme des ombres, les gardiens jouaient sur leurs téléphones portables. C'était tout à mon avantage en tout cas: comme dans un vrai musée, l'admiration béate et silencieuse était mienne. Je comprenais les mystères du comportement d'un perso dans tel manga, de la signification d'un objet dans tel jeu vidéo. On a dû me dire que le musée fermait pour que je quitte les lieux, non sans m'être fait poliment rappeler à l'ordre en tentant des photos avec le flash désactivé et dans l'angle mort d'une caméra de surveillance (merci Solid Snake). M'en fous: l'endroit avait quasiment été à moi pendant une après-midi et j'avais passé un moment génial.

Le Museo d'Arte Moderna est situé à la Ca' Pesaro, au bord du Grand Canal. L'entrée est à 3€ - ou 5€ si vous ne faites pas partie de l'énorme tranche démographique qui a droit à une réduction. Et donc, le ticket vous offre en bonus track le droit de visiter le Museo d'Arte Orientale qui est à l'étage supérieur. Les caissières sont sexy, le lieu est superbe et le tout est agréé par raton-laveur.