Naoki Urasawa. Nom de Dieu, depuis que Monster et 20th Century Boys sont devenus des mangas qui s'envolent tellement vite des étagères qu'on les croirait dotés d'ailes, ce type a des fans partout dans le monde, prêts à lui baisser son pantalon et exécuter ses désirs les plus secrets. Mais avant cette époque bénie, Urasawa avait déjà oublié d'être con. L'oeuvre qui l'a mis sur la carte était Yawara!, un manga de judo qui finira bien par débarquer chez nous; Kana a dû observer Pika qui a tout le catalogue Clamp et Akamatsu et qui se sent obligé de nous faire subir l'intégralité de leurs oeuvres. Avouez quand même que Miyuki-chan in Wonderland ou Ai Non-Stop seraient partis au crématoire s'ils n'étaient pas sortis de la cuisse (ou un peu plus haut) de noms connus... Enfin bref.

D'après mon encyclopédie du manga (faudra que je vous en parle un de ces jours, de ce beau livre), Pineapple Army ne fait même pas partie des titres les plus connus d'Urasawa. Cependant, ça fait un bon bout de temps qu'il est édité chez nous par Glénat - comprenez: en lecture occidentale et avec une traduction sans doute basée sur la version US. Les nombres qui vont bien: sorti en 1990, arrivé en France en 1998, un seul volume de presque 300 pages pour 10 histoires. Ca raconte l'histoire de Jed Goshi, un américano-japonais vétéran de la guerre du Vietnam (ouais, comme John Rambo) et qui s'est recyclé dans la formation au combat chez les civils fortunés. Il donne des cours à des gens qui tiennent à régler eux-mêmes leurs histoires, à des gardes du corps, ou à l'US Army qui loue parfois ses services et ce partout dans le monde. En tant qu'instructeur, Jed rappelle souvent qu'il ne doit pas s'investir dans les combats (mais il enfreint souvent cette règle!).
On tient donc un fier manga d'action, et on est pas déçu du voyage. Naoki Urasawa a déjà acquis son désormais célèbre trait vif qui met des émotions sur un visage en trois coups de crayon, et les décors vont de plaines enneigées à des ruines Mayas en passant par le métro new-yorkais sans que l'ensemble ne sonne faux. Le scénario est officiellement signé de Kazuya Kudo (konépa), mais on ne peut s'empêcher de voir ça et là la patte d'Urasawa. Comme pour le reste de ses oeuvres, on sent qu'il s'est documenté; je m'appelle pas wellgert non plus, mais à part quelques morceaux de bravoure purement manga (lance-roquettes dans la rame de métro, yeah!), le matériel et son utilisation semblent fidèles à la réalité. Jed Goshi est un peu le stéréotype du gars qui en a beaucoup vu dans sa carrière, côté clair de la force sans une tache, mais pas énervant pour autant. Il a évidemment des flashbacks de ses précédents champs de bataille, mais à la sauce nipponne. Je m'explique. Quand un américain a des réminiscences, il devient psychotique à la vue d'une lame de rasoir ou d'une tache de ketchup: résultat, il fout le bordel dans un commissariat ou fait exploser un fast-food. Quand un japonais entend un nom ou a besoin d'aide pour résoudre une énigme, il se souvient d'expériences passées qui lui seront utiles. Vous vous souvenez de cette série débile qui passait le soir, juste après la Bande à Picsou sur FR3 dans l'émission qui ne montrait que des trucs Disney? C'était un petit asiatique qui avait appris les arts martiaux de son grand-père et il était recueilli par un flic qu'il aidait dans ses enquêtes. Quand il séchait, il lui suffisait de fermer les yeux et de joindre ses mains avec les indexs en l'air, et son papy lui donnait un conseil genre "ne mets pas ta tête dans la cuvette des toilettes quand tu tires la chasse". Les épisodes se terminaient généralement dans un entrepôt où il faisait quelques mawashi geris au ralenti à des trafiquants de Carambars puis son pote policier leur passait les menottes. Wow, ça c'était de la télé. Jed Goshi, c'est pareil mais sans les idées débiles et la pose de méditation stupide, et ça donne: "Un croissant gravé sur la grenade?! Au Vietnam, j'ai entendu parler d'un vrai génie en explosifs. Tous les experts disaient qu'on ne pourrait pas faire sauter le pont de Songtong au-dessus de la rivière Moutai. Mais quand j'étais basé à Danang, on m'a raconté que le pont avait été détruit par un seul homme... Pat Cornelius!" C'est cliché à souhait, quasiment en hommage au cinéma de guerre.

C'est justement l'esprit de Pineapple Army, cette armée d'un seul homme qui aide les gens à tenir un flingue quand on a plus trop le choix. Vous vous souvenez quand j'avais parlé de Dômu (purée, l'article date de septembre 2002, ça nous rajeunit pas) de Katsuhiro Otomo, en le présentant comme un extrait du morceau de génie à venir que serait Akira? Pineapple Army est dans le même trip pour la carrière de Naoki Urasawa: on devine déjà la majorité de son talent, à tenir un équilibre jouissif entre le réalisme documenté et les extravagances mangas, à faire des visages "gentils" ou "méchants" sans chercher un design de midi à 14 heures pour que le lecteur s'y retrouve immédiatement, à faire des femmes avec un brushing impressionnant (mais bon, c'est aussi un peu la faute aux années 80), et surtout, à scotcher son lecteur sans aucun mal. Excellent.