Chères lectrices, chers lecteurs, bonjour! Je suis un vendeur de jeux vidéo et vous pouvez m'appeler Raikoh. Je n'ai pas écrit ce message moi-même parce que je suis une grosse flemmasse, et c'est le raton-laveur qui tape ça en se faisant passer pour moi à la première personne. Mais rassurez-vous, j'ai relu avant diffusion. Bref, je fais un boulot que plein d'entre vous aimeraient faire, et sachez que c'est pas triste. Evidemment, tout ce qui va suivre est 100% vrai.

Tout a commencé après avoir eu mon bac; à ce moment-là, j'étais déjà un hardcore gamer et ma première action a été d'envoyer lettre de motivation et CV à Sega. Comme ça, sans expérience, pour leur dire que je voulais bosser chez eux, même pour passer le balai (quelque chose que j'adorerais faire, tiens: balayeur chez Sega -NDRL). A ce moment-là, la Saturn était sur les starting-blocks. Et croyez-le ou non, Sega m'a répondu! Pour me dire que mes compétences étaient insuffisantes pour bosser chez eux, mais qu'ils me prendraient bien pour devenir vendeur. Oui, vous avez bien lu: Sega, le développeur, (ex-)constructeur de consoles et éditeur, embauche des gens tout en bas de l'échelle! Dans quelles boutiques? Hé bien... dans les grandes surfaces et les gros magasins.
C'est une pratique méconnue des joueurs que vous êtes mais qui est bien réelle et toujours en vigueur: les fabricants de jeux vidéo ou de jouets ont des vendeurs bien à eux qui bossent dans les grosses enseignes. On appelle ça des "extras", ou plus communément, des "démonstrateurs". Ainsi, j'étais chez une grande surface spécialisée dans les jouets, mais habillé comme n'importe quel autre employé de la boîte: la transparence est plus ou moins forte selon les enseignes, mais l'idée est simple. A vos yeux, je ne suis qu'un salarié du magasin, alors qu'en vérité, je suis payé par Sega pour vous vendre des Saturns. Presque pas de comptes à rendre à la boîte, même pas à m'emmerder à remplir les stocks (les démonstrateurs n'ont pas accès à l'arrière-boutique), je passe la journée sur la surface de vente pour tenir mon discours de marchand de tapis. Et pour s'assurer que je tire pas au flanc, je suis payé à la commission, ce qui n'est pas le cas des employés classiques: si je vends rien, c'est la moitié du SMIC - une honte. Si j'envoie le bois, ça engrange: j'ai pu encaisser 17000 francs lors d'un mois de décembre. L'emploi est saisonnier: on est appelé pour les grosses périodes, genre Noël ou avant les vacances scolaires, pour une période allant jusqu'à un maximum de 2 mois, 3 ou 4 fois par an. Tout le monde trouve son compte dans le système des démonstrateurs: les clients sont abordés par des vendeurs qui connaissent le produit et sont prêts à tout pour qu'ils crachent au bassinet, le magasin booste son chiffre d'affaires sans avoir à embaucher plus d'employés, la marque sait qu'elle est bien représentée, et moi, ben j'encaisse.
Au fait, je vous ai pas raconté l'entretien d'embauche du magasin: surréaliste. Car même si c'est Sega qui me paie, l'enseigne a évidemment un droit de regard... Et celle où j'ai bossé est une entreprise qui a des magasins partout dans le monde - vous êtes tous déjà passés au moins une fois dans une de leurs surfaces. Bref, je leur fais une lettre ultra-motivée, genre je vais vous faire péter votre chiffre d'affaires et Sega va grimper au hit-parade des marques. En effet, ils ont un système de reconnaissance des marques, pour savoir qui se vend le mieux et a donc la meilleure exposition dans le magasin: les fabriquants savent ainsi où ils sont placés et ça ravive la guerre. Entre mon départ et mon arrivée, je suis pas peu fier de dire que Sega a grimpé de quelques dizaines de places - mais parlons de l'entretien. J'arrive dans une salle BLEUE. Murs, sol, plafond, toute bleue. En face de moi, un mec (le patron du magasin), une gonzesse (ce n'est que plus tard que j'ai appris qu'elle était psy) et une table pour seul meuble. Ils me disent "asseyez-vous". Très drôle. Je me pose avec une fesse sur la table, ils font pareil. Et pendant plus d'une heure et demie, avalanche de questions à tour de rôle: le boss a une feuille de papier avec une liste de questions sur les jeux vidéo, genre "quel est le héros de tel ou tel jeu" et "citez-moi 3 jeux de plate-formes". La femme pose les questions personnelles, genre "comment ça va avec la famille" ou "est-ce que vous dormez bien"; je m'attendais à des questions bien américaines, genre usage de drogues ou orientation sexuelle, mais rien de tout cela. Deux heures après être sorti de ce truc ultra-calculé, ils me téléphonaient pour me dire que j'étais engagé.

J'ai vécu comme ça pendant un an, puis je suis passé chez Sony. Pareil, lettre de motivation et CV, plus la bonne expérience acquise en vendant du hérisson bleu. Car il faut dire ce qui est: vendre des Saturns, c'était vraiment difficile avec sony et son rouleau-compresseur marketing. Les gens arrivent, demandent où sont les playstations, et moi je tente de toutes mes forces de les dissuader... Exemple? Un soir de 24 décembre, alors que le magasin fermait, un père de famille est venu mendier sa psx. Il n'y en avait plus en rayon, il en restait quelques-unes dans les stocks, mais hey, je le sais pas, hein? J'ai refourgué à ce pauvre type pour plus de 4900 balles de Sega: Saturn, manettes, jeux, et même la carte de décompression MPEG-1. Evidemment que le gosse voulait une playstation, ben le papa est reparti - ravi, c'est ça le pire - avec une Saturn. Moi, je suis sûr que le lendemain matin, le mioche il a dû faire la gueule et que le 25 décembre a été pourri. Raton est sûr du contraire, évidemment (après tout, on connait tous quelqu'un qui a eu une Master System au lieu d'une NES et qui s'en est pas forcément porté plus mal, au contraire - NDRL). J'imagine la gueule du gamin qui ouvre le papier en sachant qu'il y a une playstation dedans, et qu'il se retrouve nez à nez avec Virtua Fighter. Je ne suis pas du genre à avoir des états d'âme, mais 10 ans après, cette histoire me poursuit encore.

Sony m'a donc embauché pour faire la même chose, dans le même magasin. Sauf qu'ils m'ont envoyé faire leur formation à Bordeaux avant: un camp avec cahiers, jeux de rôles et règles de vente strictes. Par exemple: sony ne fait pas un rond sur les consoles, alors le client DOIT repartir avec deux jeux, une carte mémoire et une deuxième manette, sinon t'es une merde - on appelle ça la vente additionnelle. 4 minutes par client au maximum. J'ai encore leur carnet résumant les gros titres porteurs à refourguer absolument: Metal Gear Solid ou Tekken évidemment, mais à l'époque, ils pariaient tout sur Parappa the Rapper et Bust-A-Groove, voyant ça comme une révolution qui pousserait les filles vers les consoles. J'ai aussi reçu des jeux en version complète, parce qu'il faut connaître le produit pour bien le vendre. Mais sur le terrain, c'était mission accomplie d'avance: je faisais une jolie pyramide avec les boîtes playstation, les gens se servaient et repartaient contents. Il y avait d'autres démonstrateurs de chez Sega et Nintendo, mais ils ne m'ont jamais cherché des noises: peut-être qu'ils partaient perdants. Ah, vous devez déjà comprendre quelque chose: sur le même terrain de chasse du rayon jeux vidéo d'un même magasin, trois vendeurs payés par trois marques pour vendre trois produits à un seul type de client? L'ambiance est pourrie, oui. Le gars a fini sa vente et s'absente pour aller chercher une console? Bonjour monsieur, vous seriez intéressé par une playstation? La tête de gondole Nintendo remplacée sans explication par une grosse pile de playstations pendant que le gars regarde ailleurs? Guetter la pause café des autres démonstrateurs pour leur piquer leurs clients? Ca faisait partie de mon quotidien. Une fois, il y a eu un extra de chez Nikko qui faisait passer ses voitures téléguidées devant les N64 pour pêcher les gosses: le mioche avance vers Mario et hop, une grosse tuture à piles qui lui passe sous les yeux, maman je veux la voiture. Il a fait ça toute une semaine, le ton est monté avec le démonstrateur Nintendo, et un matin, ils se sont carrément battus sur le parking. Du jour au lendemain, on a plus vu passer une seule voiture dans notre rayon.
Evidemment, quand on bosse dans la grande surface mondiale du jouet, on voit pas passer beaucoup de gamers: le gros de la clientèle, je ne vous apprends rien, c'est la famille. L'anecdote la plus croustillante reste "la playstation noire". A l'époque, la photo officielle de la console montrait la bête sous une lumière très tamisée, donnant l'impression que le gris pourri était d'un noir fumé. Ainsi, une mère de famille est arrivée en demandant la console en couleur noire. Désolé madame, ça n'existe pas (non les gars, la Net Yaroze n'était pas encore sortie!). Et elle se met à faire un scandale, persuadée que par je ne sais quelle conspiration, on garde les noires pour les bons clients, ou qu'on lui cache quelque chose, je veux voir le responsable. Responsable qui arrive et qui répète que s'il y en a un qui s'y connait, c'est moi. Fin mot de l'histoire: elle est repartie avec une console grise, comme tout le monde, mais sûre qu'on se foutait d'elle et que les consoles noires existaient.

Pendant deux ans donc, j'ai vendu de la console grise. Puis j'en ai eu marre: à 4 minutes pour chaque client ignorant, il était absolument impossible de faire passer mon amour du jeu vidéo. La vente à la chaîne ne me réussissait plus, et j'ai rendu mon tablier. Après un BTS en communication obtenu de justesse par correspondance et 10 mois de service militaire, il était temps de passer à de vrais magasins de jeux vidéo... La suite au prochain numéro!