Autant le format de l'éditotaku me permet d'écrire quand bon me semble (pourvu que ce soit au moins tous les deux jours), autant je n'ai pas pour habitude de réagir "à chaud" sur quelque chose. Faut systématiquement que je laisse refroidir, quitte à être en retard sur le reste du Net ou quitte à laisser tomber l'idée d'en parler parce que c'est périmé. Partent ainsi à la trappe des articles sous prétexte que "tout le monde doit déjà tout savoir là-dessus"... Mais quand j'aborde innocemment le sujet, par exemple lors des sessions IRC, il s'avère que non, tout le monde ne sait pas forcément de quoi on parle. Les OS-tans, Nintendogs, Attack of the Swarm, ou Densha Otoko. Oui, le lien précédent vient du blog de Tehem, geek conquis par cette série qui m'a récemment pris en traître pour me mettre une latte dans les noisettes et menacé de recommencer si je ne faisais pas d'article sur cette dernière (la série hein, pas la latte). En fait, Keul et Tehem sont comme deux résultats d'une expérience gouvernementale dont le but aurait été de créer génétiquement le codeur PHP ultime. L'un me harcèle avec un manga et l'autre avec un drama ; honnêtement, je n'ai pas envie de savoir lequel des deux est du côté Lumineux ou Obscur. Enfin, cet article parle pour une fois d'une série télé avec des vrais gens qui font les acteurs dans Tokyo avec des caméras devant eux, ce n'est pas dans les habitudes de cette colonne mais vous allez comprendre pour quoi je fais une exception.

Densha Otoko, donc. Résumons rapidement pour ceux qui ne sont pas encore au courant du conte de fées qui a achevé d'émouvoir les japonais après la diffusion de la série télé, du film, des mangas, de la vidéo pour adultes (si si) et du topic sur le gargantuesque 2ch.net (où sont également nées les OS-tans, décidément). C'est l'histoire d'un otaku qui aide (durant le printemps 2004) dans le métro une demoiselle agressée par un chikkan bourré. Ayant récupéré ses coordonnées, elle lui envoie un cadeau, et notre garçon décide de séduire la demoiselle avec les conseils des forumeurs de 2ch, où il utilise le pseudonyme de "Densha Otoko", ou "garçon du train". S'ensuivront une séance de relooking, restau avec la belle, échanges de SMS, shopping pour lui acheter un nouveau PC, déclaration d'amour, happy end. Les logs du forum ont ensuite été reproduits sous forme de livre (ASCIIart compris !) qui a fait un carton, pour la suite qu'on connait.

Evidemment, pas mal de gens mettent en doute la véracité de ces évènements : tout semble trop lisse et trop bien aligné pour être vrai. Personnellement, j'ai tiqué au moment où, de retour à Akihabara après s'être coupé les cheveux et acheté de nouvelles fringues, une vendeuse lui dit qu'il ne ressemble pas aux clients habituels ; même sous forme de compliment, aucun vendeur mentalement sain ne ferait ce genre de remarque. L'histoire a été largement répandue par Fuji et l'agence de publicité Dentsu, le fonctionnement de 2ch autorise tous les délires anonymes (dans la série télé, un des personnages tente d'ailleurs d'en profiter), ce genre de buzz marketing a déjà été utilisé à de nombreuses reprises, et il ne faut surtout pas compter sur les médias japonais pour poser les bonnes questions (ils ont une colonne vertébrale aussi dure que de la guimauve). Tim Rogers, connu pour ses articles sur insertcredit, raconte sur son blog qu'il sait que tout ceci est bidonné et que bien forte est l'ironie de voir que les membres élitistes de 2ch ont créé une évènement tout ce qu'il y a de plus mainstream. Enfin, la théorie en vogue est que cette histoire aurait directement été écrite par une huile de 2ch afin de financer les problèmes juridiques régulièrement posés par le site.
Vraie ou fausse, cette histoire en dit long sur la sociologie nipponne : un mélange de vérité et de mensonge, de réalité et de virtualité. Pour se faire aider par des anonymes, le garçon n'hésite pas à étaler sa vie privée à tout l'Internet. Ces questions sur les mensonges de la réalité ou les vérités dans la virtualité (qu'il s'agisse de rumeurs ou de conspirations) et leur place dans la vie ont déjà été posées dans Serial Experiments Lain ou Matrix... Et quelle coïncidence, la trilogie des frères Washowski tient un rôle dans Densha Otoko puisque l'otaku prête à la demoiselle les DVD de ces films. "La Belle et l'Otaku", remake moderne de la Belle et la Bête. Tout étant observé du point de vue du garçon du train, "Hermes" (le surnom qu'il lui donne sur 2ch en référence aux tasses à thé qu'elle lui offre; Hermes, alias Saori Aoyama dans la série télé, alias Misaki Ito, alias râh lovely) reste quand même un mystère dénué de personnalité. On ne saura jamais ce qu'elle (belle, riche, intelligente) lui trouve de séduisant (lui otaku, salaire pourri, culture à zéro), à l'exception de son acte de bravoure au début de l'histoire. N'est-on pas sur le point de convaincre les japanophiles glaireux que les femmes japonaises seraient prêtes à accepter n'importe qu(o)i ? Tout cela suit les idéaux véhiculés par la culture manga, genre "on peut tout réussir si on y croit"... Je ne serais qu'à moitié étonné si un réalisateur occidental se décidait à en faire un remake. Enfin, si cela s'avère être cousu de fil blanc, cette galipette publicitaire a au moins un avantage sur ses précédentes ; là où d'autres se contentaient de tenter de nous faire céder aux instincts consuméristes, celle-ci fait aussi passer un message de civisme encourageant à aider les demoiselles en détresse - suivi par une moyenne de 69 otakus sur 100. Toujours ça de gagné.

Dans le Hagakure, Jochô Yamamoto rapportait les dires d'un ami médecin qui se plaignait qu'avec le temps, le pouls des hommes ressemblait de plus en plus à celui des femmes, car ils devenaient "lâches et faibles" et qu'il était impossible - en 1716 - de trouver "un homme véritable". Que dirait-il aujourd'hui ! Avec Densha Otoko, c'est la femme (Misaki Ito) qui prend la main ou embrasse en premier, pendant que l'homme est incapable de faire quoi que ce soit sans tout dévoiler à des inconnus et pleurer comme une fontaine à la moindre occasion. Dans cet ordre d'idées, le Japan Times a une (hilarante) critique au vitriol de l'adaptation en long-métrage et plus particulièrement de l'idéal véhiculé par cette histoire, décidément trop propre pour être vraie. Les otakus ont toujours eu une réputation dégueulasse suite à l'affaire Tsutomu Miyazaki ; si cette fable n'est qu'un énorme coup de pub, elle permettra certes d'affirmer aux japonais qu'ils ne sont pas des tueurs en série, mais juste des losers naïfs. Mais quand l'économie nipponne est en crise et qu'ils réalisent que les otaques concentrent leur pouvoir d'achat (loin d'être négligeable) sur les produits technologiques et culturels de leur propre nation, il y a de quoi leur passer le cirage et redorer leur blason. Et les femmes dans tout ça ? Pas besoin de s'inquiéter, elles savent très bien se défendre toutes seules.

Et la série télé, que vaut-elle si on fait abstraction de la mention "basé sur une histoire réelle" et qu'on la juge en tant que fiction ? Déjà, le scénario se permet une dose de deus ex machina: par exemple, lorsqu'ils se rencontrent pour aller dîner quelques jours après l'incident du métro, "Hermes" (interprétée par, je vous le rappelle, Misaki Ito) ne remarque pas que Densha s'est lourdement relooké-coiffé-décrassé, parce qu'elle ne portait pas ses lentilles la première fois - mais ça n'a pas empêché les producteurs de la série télé de lui faire lire Angels & Demons juste avant l'agression ! La narration est bien plus "explicite" que dans les autres dramas, ceci étant dû au fait que le personnage raconte ses moindres pensées sur le Net et que les contributeurs sont montrés à l'écran alors qu'ils hurlent leurs conseils en les rédigeant sur le forum de discussion... On est à des années-lumière des non-dits et regards lourds de sens qui caractérisent la plupart des films ou séries asiatiques.
Après tout, on reste dans un divertissement orienté vers les moins de 30 ans, et les japonais considèrent que tout doit être exagéré lorsqu'on s'adresse à ce public. Non, sérieusement : dans le film de Boogiepop Phantom (qui a un scénario loin d'être mouvementé, l'anime confinant paradoxalement à de la non-animation), un personnage qui vient d'avoir une révélation tombe physiquement sur le cul... Et les autres dramas pour jeunes ne sont pas en reste, les acteurs nippons n'hésitant jamais à se comporter littéralement comme des héros de papier - sans parler des montages aussi anarchiques qu'une pub dans Famitsu. La narration à la télé asiatique, avec tous ses textes à l'écran et jingles sonores débiles, a-t-elle tant hérité du manga ? Au fait, au cas où vous ne le sauriez pas déjà, voici la règle d'or : si vous cherchez de bons acteurs, ne regardez jamais de séries TV japonaises.

Dans Densha Otoko, la production a eu les moyens de ses ambitions, même s'il s'agit quand même d'une histoire guère onéreuse à narrer - en témoigne l'adaptation cinématographique bien low budget. Chaque épisode (11 + une fin alternative) est bourré de gags visuels et d'informations, beaucoup de choses étant racontées en une heure. Les décors sont bourrés de références, la série pousse tellement le trait à certains moments qu'elle semble s'auto-parodier en cumulant les effets kitsch (Hermes, vous savez, celle qui est jouée par Misaki Ito, a son thème musical tout en violons dégoûlinants et est régulièrement entourée d'un halo de lumière !) et on voit même la rouquine Eriko "Honeeey Furashuuu !" Sato dans un rôle secondaire ! Des posts entiers apparus dans le sujet de discussion original de 2ch sont reproduits à la virgule près, mais après les deux premiers épisodes qui sont une copie carbone de l'histoire originale, de nombreux éléments sont évidemment ajoutés pour romancer l'histoire : un passage au Comiket, un stalker, un rival... La réalisation est de qualité, on ne s'ennuie pas une seconde, et même si cette série a fait de jolis records d'audience avec son histoire d'amour impossible (25 % d'audimat pour la finale quand même), on voit bien qu'elle cible avant tout les otakus, que ce soit par son générique-hommage (Mina Mina) ou par leur lourde présence dans le casting, chaque "forumeur" conseillant Densha en étant un avec sa propre passion (trains, militaire, Hanshin Tigers...). D'ailleurs, à plusieurs reprises, cette série m'a quand même fait réaliser à quel point je suis atteint. Par exemple, on voit lors d'une preview du prochain épisode Misaki Ito qui dit "moe" (*) ; par pur esprit de fan service, je recule la vidéo de quelques secondes pour admirer ça - et je l'avoue, je l'ai fait cinq ou six fois. Quand ce moment arrive lors de l'épisode suivant, il y a précisément un personnage qui sort un dictaphone et lui demande de répéter le précieux mot - et elle le fait !
Enfin, cette série est un bon divertissement, au-dessus de la moyenne nipponne en la matière - ce qui n'est pas vraiment un compliment, la moyenne des dramas japonais dépassant à peine la qualité des telenovelas mexicaines. Gokusen (adapté d'un manga, et y'a Misaki Ito qui joue dedans), Stand Up ou Summer Snow (ce dernier étant typique des tire-larmes qui font la majorité des séries TV japonaises) aussi sont sympathiques chacun dans leur genre, d'ailleurs. Densha Otoko est une amusante fiction pas trop mal foutue, excessive à souhait dans sa narration, parfumée à l'eau de rose et otakiste à fond. Sûrement pas la meilleure chose que vous materez cette année (sauf si vous ne regardez que des dramas nippons, hu hu), mais franchement divertissant.



(*) Se prononce "moé", s'écrit indifféremment avec ou sans accent. Jargon d'otaku visant à exprimer la tendre émotion ressentie devant les demoiselles de la japanime ou des jeux vidéo. Exemple : "si tu retires le moé moé de Negi Ma, il reste plus rien".



Demain soir et comme chaque dimanche dès 21 heures, session IRC sur #editotaku@irc.worldnet.net ou en entrant votre nom dans le menu à gauche ! Fans de Misaki Ito, y'aura rien pour vous !