Beaucoup de gens s'accordent à dire que la grande maladie du XXIème siècle sera l'obésité. Les mioches passent leur temps devant la télé (jeux vidéo ou pas) en bouffant des Speculoos, ne sortent pas, font sauter le cours d'EPS, et rejettent la faute sur leurs parents, MacDo ou la société de consommation parce qu'à côté de leurs rondeurs, Pac-Man passerait pour un cube. Selon le philosophe Jean-Jacques Delfour, l'obésité physique ne serait que le symbole d'une obésité psychique que nous avons tous en nous, gavés d'informations inutiles, de loisirs bidonnés et de prêt-à-penser omniprésent, faisant de nous des imbéciles dénués de sens commun ou de responsabilité.
A mon humble avis, le meilleur symptôme de cette obésité de l'esprit est le trouble déficitaire de l'attention, ou "trouble d'attention déficiente". Le terme doit être inconnu en France, mais le nom américain (ADD, pour Attention Deficit Disorder) est en voie de popularisation. C'est différent de l'hyperactivité, mais nombreux sont ceux qui confondent les deux maladies. Basiquement, l'hyperactif est une boule de nerfs surexcitée alors que celui qui a un trouble déficitaire de l'attention est infoutu de rester concentré sur le même sujet pendant plus de quelques minutes, voire quelques secondes. Par exemple, la télévision (encore elle, je sais), avec ses programmes de plus en plus courts, ses spots publicitaires, son rythme épileptique (les américains prennent plaisir à citer MTV comme source d'ADD), contribue à fabriquer des déconcentrés à la chaîne. On se gave d'informations rapides, simples à absorber, on réfléchit pas, et -oh, un oiseau qui passe devant la fenêtre ! Le trouble déficitaire de l'attention est rampant, ses victimes sont déjà parmi nous. Les SMS réduisent la communication à un crachat unilatéral de caractères, ma génitrice ne finit jamais ses phrases, MSN Messenger et le téléphone coupent votre train de pensées avec des interruptions toutes les 10 secondes, on ouvre 14 onglets dans Firefox, les liens débiles parsemant ces articles n'aident pas vraiment à suivre leur déroulement déjà anarchique et les Kevins se lassent d'une instance à peine commmencée pour larguer votre groupe au milieu du donjon.

Grand philanthrope, Nintendo (ou plutôt Cing) a déjà compris tout ça. Dans Another Code, jeu d'aventure à énigmes pour Nintendo DS, l'héroïne adolescente se pique (*) à rappeler régulièrement '[s]on-"troisième-anniversaire-qui-hante-toujours-[s]es-rêves", et à la fin de chaque chapitre, il y a carrément un questionnaire à choix multiples sur ce que le joueur vient de découvrir !
Ca raconte l'histoire d'une gamine qui vient d'être contactée par son père qu'elle croyait disparu et qui l'invite sur l'île déserte où il s'est retiré. Elle s'appelle, tenez-vous bien, Ashley Mizuki Robins, un nom digne d'un personnage de fanfiction - et ses cheveux complètement blancs n'aident guère à se défaire de cette idée. Le jeu commence alors que le bateau va accoster ; elle sort sur le pont, ses cheveux (blancs, au cas où vous l'auriez oublié) sont agités par le vent. Profitez-en : c'est la seule animation 2D du jeu, et celles en 3D ne sont guère plus nombreuses. S'ensuit, dans le plus grand respect des jeux d'aventure japonais, une séance interminable de blablatage avec la tante d'Ashley (une rousse à lunettes, hmmm), puis avec le capitaine du bateau. Et évidemment, impossible d'avancer sans avoir épuisé tous les sujets de conversation. On met enfin pied à terre, et tantine se fait enlever. Chouette, plus un seul dialogue ! On va arpenter l'île et le gigantesque manoir qui s'y trouve dans une ambiance digne de Myst !
Minute papillon, ne crois pas t'en tirer comme ça. Quelques instants plus tard, on se retrouve avec un fantôme (nommé D, aucun lien de parenté avec le Dumpeal le plus cool de la galaxie) en guise de sidekick qui jouera les pots de colle jusqu'à la fin. Une chance, il n'est pas trop bavard. Si le jeu est sous-titré "Mémoires Doubles", c'est parce qu'Ashley et D souffrent tous d'une amnésie partielle, qui s'estompera évidemment avec votre aide. L'une veut se souvenir des circonstances de la perte de ses parents (vous savez, le fameux jour de son troisième anniversaire qui hante toujours ses rêves), et l'autre a oublié comment il est mort, ce qui est quand même ballot. D'habitude, les jeux vidéo où le héros est amnésique sont simplement écrits par un abruti qui n'a pas envie de se casser le cul à présenter l'univers et les personnages, à faire une introduction, préférant prendre la voie paresseuse du "va découvrir ça toi-même" : Second Sight, Head Hunter, The Nomad Soul, Ein dans Dead or Alive 2, Cammy dans Super Street Fighter 2, Shadow dans Shadow The Hedgehog... L'amnésie, c'est vraiment une astuce de scénariste branleur. Ici, c'est quand même un peu pareil : Ashley ignore tout de l'île, ce qui ne fait pas grand chose à introduire, et D ne se souvient de rien, donc là encore ça fait peu d'infos à présenter au joueur. En tant que jeu d'aventure, on n'y reviendra probablement pas après l'avoir terminé, si ce n'est pour retrouver des objets facultatifs que l'on aurait oubliés. Et comme tout jeu d'aventure, ce n'est pas bien long : comptez 6 heures en prenant son temps.

Mais on s'en fout : ce qui compte, c'est l'histoire, les énigmes - l'aventure, quoi. Pour l'histoire, ça va : on quitte le jeu avec l'impression d'avoir bouclé quelque chose, sans conclusion en queue de poisson, tout va bien. Ca part un peu en délire SF dans le dernier chapitre, mais rien de grave - nous ne sommes pas chez Quantic Dream. Personnage ado et format console oblige (?), il y a quand même une bonne dose de mièvrerie : Ashley interrompt des conversations pour que le décor puisse fondre au noir alors qu'elle se plonge dans une introspection mentale dedans sa tête ou nous repasser une couche sur le jour de son troisième anniversaire qui hante toujours ses rêves.
Pour les énigmes, par contre... A moins d'être atteint de troubles déficitaires de l'attention, la grosse majorité des puzzles sont une insulte à votre intelligence. Mais il y en a deux ou trois qui sont une épreuve de sadisme mental. Ce n'est pas non plus du Myst, mais c'est surprenant de difficulté comparé au reste (énigme du cadre pliable, je pense à toi). Enfin, et c'est une bonne chose, Another Code joue son rôle de titre paru dans le catalogue de lancement de la DS en tirant profit des fonctionnalités de la console : à l'exception du port cartouche GBA ou de la connexion sans fil, tous les gadgets de la console sont exploités de façon bien pensée pour avancer dans l'aventure.

Côté graphismes, l'écran du bas affiche une vue en 3D temps réel vue du dessus (on contemple donc une tête de cheveux blancs qui courent, et il faut vraiment que la caméra se détache furtivement du crâne d'Ashley pour que la perspective nous permette d'entrapercevoir ses jambes bien longues pour une gamine de 14 ans), et l'écran du haut est une image en 3D précalculée pour montrer les lieux ou objets d'intérêt. Quand on veut fouiller, on touche une icône et l'image glisse sur l'écran du bas pour qu'on puisse cliquer sur le moindre pixel qui dépasse - un vrai jeu d'aventure, je vous dis. Hélas, le peu de personnalité de l'ensemble est dispersé dans un mélange de genres. Les décors précalculés sont assez anonymes, dans la moyenne basse du genre, style Zork Nemesis ou The 11th Hour et à des années-lumière derrière les deux Syberia aux lieux époustouflants mis en scène par Benoît Sokal. Quant aux personnages, on est partagé entre des flashbacks au trait crayonné à l'occidentale... et les "vivants" (D le fantôme étant paradoxalement de ceux-là) qui sont représentés dans un excellent design manga, aux lignes claires et épurées. Que penser de D qui semble tiré d'un anime alors que ses ancêtres sortent d'un comic-book ? Mais dans les deux cas, ils sont peu utilisés car les personnages se montrent peu à l'écran en-dehors de leurs postures de dialogue, ôtant ainsi du cachet à l'ensemble pour rester dans la froideur désertique des décors. Vraiment dommage, parce que ce trait qu'on voit si rarement m'a séduit.

Au final, Another Code reste un jeu d'aventure : on y joue, on le finit, et on passe à autre chose - mais on peut le finir une deuxième fois pour avoir quelques variantes, et bon, le timecode de la sauvegarde m'informe qu'il m'a fallu 10 heures tout rond pour faire deux passages. C'est rafraîchissant de voir un jeu à énigmes sur console, qui plus est portable, et encore plus quand ses fonctionnalités originales sont bien exploitées. A part quelques énigmes qui demanderont l'aide d'un aîné, il s'agit somme toute d'une excellente introduction au genre pour le petit cousin/neveu/frère, et un bon moment pour vous qui êtes suffisamment âgés pour avoir pu lire cet article jusqu'ici et en survivant à l'introduction alambiquée. Si vous avez l'intention de l'acheter, vous regretterez problablement votre acquisition si vous avez versé plus de 20 eurobouzoufs. Je n'aime pas cette métaphore, mais Another Code est un joint : quelqu'un se le procure, et il tourne auprès de tous. Faites en sorte qu'on vous le prête, passez un bon week-end relax dessus, effacez votre sauvegarde et rendez-le à son possesseur pour qu'il continue à le faire circuler. Pas besoin de se l'acheter, on se le passe d'ami en connaissance comme on se passe un bouquin sympathique.



(*) "L'héroïne se pique" est un jeu de mots de Phillipe Geluck.