Malgré le temps qui passe, je n'arrive toujours pas à savoir si Mamoru Oshii est un fou ou un génie. D'après les philosophes asiatiques (Lao Tzu, Confucius et leurs potes), la folie et la sagesse sont deux voies antinomiques de l'esprit - mais il faut croire que ces chemins sont sur une terre aussi ronde que la nôtre et finissent par se rencontrer. Conclusion: Oshii est à leur croisement. CQFD.
Innocence ne démord pas du thème principal de l'oeuvre de Shirow: alors que l'instrumentalisation de l'Homme progresse, quand est-ce que l'humanité s'arrête et quand est-ce que la machine commence? Une chose est sûre: bardés de nano-technologies qui leur épargnent les tâches chiantes, les gars de la Section 9 utilisent le temps ainsi gagné pour être philosophes. Il y a des flopées de citations des maîtres de la pensée que j'abordais au début de ce texte, l'histoire est moins compliquée que celle du premier film et laisse le spectateur penser un peu pour lui-même (la discussion avec le légiste est exemplaire à ce titre). Le scénario est basé sur un des chapitres du premier volume ("Robot Rondo" pour être précis), mais se déroule après les évènements du Puppet Master (normalement dans le deuxième livre) et Man Machine Interface. Au fait, bonne nouvelle: le "techno-blabla", la marque de fabrique de Shirow, est limité à son strict minimum - il laisse la place à des descriptions sur écrans d'ordinateurs ou hologrammes aussi claires qu'esthétiques.
Malgré le format "long métrage fait pour être diffusé aux masses ignorantes", ne vous y trompez pas: il vaut mieux avoir vu le premier - ou mieux, s'être farci le manga. Les autres, faites comme au festival de Cannes, prenez la porte. La faute à Shirow ou à Oshii? Les deux, mon capitaine: GITS n'a jamais eu la réputation d'être accessible et je vous rappelle que c'est le même réalisateur qui est derrière Avalon. D'où mon introduction: Oshii a creusé son trou en se mettant toute l'animation japonaise à dos après avoir sorti l'OVNI "My Beautiful Dreamer" (mais si, le deuxième film d'Urusei Yatsura ou Lamu chez nous, avec l'extraterrestre en bikini léopard, ça y est, vous voyez?), puis il s'est régulièrement offert des folies comme Tenshi No Tamago (deux phrases en une heure de film: Tsutomu Nihei n'a rien inventé avec Blame!), sans parler du fait d'inviter son chien dans ses films. GITS est déjà réservé à un public averti et passionné, pourquoi mettre la barre encore plus haut?
Réponse: parce qu'on le peut. Les profanes aux aventures de la Section 9, ceux qui ne regardent pas Stand Alone Complex et ne comprennent pas en quoi le Major Kusanagi est une bombe sexuelle n'auront pas la tête qui éclate avant la fin du film. Ou si ça leur arrive, c'est la faute à la perfection technique du film. Innocence est au long-métrage d'animation ce que Macross Zero est aux OAVs: leurs grands frères GITS et Macross Plus furent les révolutions graphiques des années 90, eux font le même effet pour cette décennie. L'animation est sans faille, l'intégration 2D/3D ne pourrait pas être plus réussie (la scène de l'épicerie!), Kenji Kawai est au mieux de sa forme musicale, même les influences SF tiennent compte de Man Machine Interface et des dernières avancées technologiques. Quelques plans où la caméra virevolte autour d'un personnage 2D dans un décor 3D font carrément office de démo aux autres studios qui doivent pleurer à chaudes larmes devant la perfection du travail de Production IG... Ce mélange cellulo/CG plaît ou déplaît, au prétexte que la différence se voit trop entre tradition et synthèse, mais il sera difficile de faire mieux qu'Innocence en la matière: si vous n'appréciez pas le résultat dans ce film, je crains que vous n'aimerez jamais ce mariage de la carpe et du lapin. Quant à son omniprésence ici, elle n'est qu'une énième métaphore de la rencontre entre hommes (ghosts) et machines (shells), businessmen et geishas, flics et yakuzas, manoirs et gratte-ciels, penseurs et informaticiens, science et fiction, présent et futur. Oshii, fou ou génie, mais sûrement pas frimeur; ça change d'Otomo et de son garçon à vapeur.

Pour le reste, que dire? Aramaki et Ishikawa sont réduits à un rôle de figuration puisqu'il n'y en a que pour Batou et Togusa. Kusanagi fait de 1 à 3 apparitions fantômes (je suis prudent et précise "selon les interprétations", puisque j'en ai dénombré 3^^), la scène du carnaval sera à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire de l'animation, et j'avais toute une salle Dolby Digital de 270 places pour moi. En tant que détenteur d'une haine sans limites envers les autres spectateurs au cinéma, c'était bonnard; en tant qu'ambassadeur de la Japanime, c'était un peu triste (mais je l'ai un peu cherché, c'était la séance de midi :) ). Bah: le film est mine de rien 9ème au box-office français après 10 jours d'exploitation, et sa sélection au festival de Cannes - une première pour un anime, répétons-le - ne peut que lui faire du bien.