La journée avait commencé comme toutes les autres : on reçoit la version de développement du jeu et on cherche les bugs. De deux façons possibles : soit on passe le titre au peigne fin, soit les développeurs nous disent de tester spécifiquement un truc : par exemple, un niveau précis en se cognant contre tous les murs et plafonds pour vérifier les collisions, tester toutes les combinaisons de touches, s'assurer que les options dans les menus changent effectivement quelque chose, vous voyez le genre. Puis ce gamin d'environ 15 ans débarque dans le bureau, pieds nus, fringué en kimono, et armé d'un nunchaku en gomme. Il commence à faire des katas pourris, raide comme un passe-lacet : s'il se prenait pour Michelangelo et pas Donatello, c'est manifestement parce que le bâton était profondément enfoncé dans son cul. Il va nous taper ? Il va casser une station de développement ? Non, il dit rien et il continue à faire tourner son nunchaku en silence. La salle s'emplit d'une odeur atroce de pieds, suffisamment nauséabonde pour évacuer les lieux et appeler Jack Bauer pour terrorisme biochimique. On l'a foutu à la porte, on a ouvert les fenêtres et je me suis recollé devant l'écran, à cogner mon personnage contre tous les murs de ce niveau pour la quarantième fois depuis que ce jeu est arrivé dans notre service de "Quality Assurance".

Pour la durée de cet article, surnommez-moi Ax Battler, parce que Golden Axe caybien, et parce que le jeu vidéo français est une toute petite famille qui n'aime pas trop qu'on raconte ses indiscrétions de cuisine. C'est raton qui écrit ce texte d'après mon témoignage, comme il l'avait déjà fait par le passé avec un vendeur de jeux vidéo. En bon français, je suis concepteur et testeur de jeux vidéo, dans le biz depuis 1999. Dans les sens les plus purs de ces termes : "concept", celui du game design, et "test", le QA pour voir si tout marche. Pour aussi dingue que cela puisse paraitre, je ne tape pas et ne connais pas une seule ligne de code, à l'exception du BASIC de notre enfance ; j'essaie juste de trouver ce que les programmeurs vont coder et vérifier qu'ils n'ont pas laissé trop de bugs.
Commençons par le commencement : par où je suis rentré dans l'industrie ? Ben, par hasard. J'étais déjà bien avancé dans des études diverses (sciences, langues, audio-visuel, j'en passe) sans savoir ce que je ferais quand je serais plus grand, et un pote me dit qu'une boite d'informatique du coin cherche des testeurs à temps partiel. Genre, un jour par semaine. Pour chercher des bugs, 400 fois le même niveau, tout ça ; ce qui ne sera pas trouvé et corrigé à ce stade sera dénoncé par les joueurs sur des forums dans des sujets longs de 30 pages où ils jureront de ne plus jamais acheter un seul jeu du même éditeur... et éventuellement, patché un jour lointain, quand les développeurs auront récupéré de leurs dernières semaines de 70 heures pour boucler le projet à temps. Le QA est rarement intégré au projet dès les premiers prototypes - on est plus souvent là au bout du chemin, quand le jeu est sur sa dernière ligne droite (quitte à ce que cette dernière parte vers le mur) qu'intégré au développement. Et j'en sais quelque chose : le premier jeu sur lequel j'ai travaillé était Superman 64. LE Superman 64, considéré par beaucoup comme un des pires jeux vidéo de toute l'histoire de l'humanité - oui, ça inclut même la période avant l'invention des jeux vidéo. Est-ce que c'était une mauvaise plaisanterie de mon supérieur, pour tester mes nerfs et savoir si je ne vais pas péter une durite après une semaine passée à me cogner contre tous les murs d'un jeu pourri ? En fait, Superman 64 n'est qu'un ratage comme tant d'autres : budget minable, agenda de développement trouvé dans un Carambar, et une équipe qui signait là sa première production sur N64. Bref.
Ainsi donc, passant mon temps d'un-jour-par-semaine à plein-de-jours-chaque-semaine à me cogner contre des murs, je rédigeais mes p'tits rapports de bugs et commentais les documents de game design des équipes quand elles avaient la présence d'esprit de nous parler de leurs projets avant qu'ils ne soient trop avancés. Du genre, voilà ce qu'on a l'intention de faire, si vous trouvez que c'est pas amusant ou que personne n'aimerait incarner une princesse captive pendant tout le jeu au lieu du preux chevalier qui vient la sauver, ça serait sympa de nous le dire. Selon les entreprises, le QA peut être invité à donner un avis plus développé que les bugs trouvés ; c'est là qu'on arrive à la frontière toute floue entre QA et game design. Un menu mal agencé, un personnage si faible qu'il en devient inutilisable, une voiture trop puissante qu'on obtient trop tôt, est-ce que ça tient du bug ? Ou d'une recommandation à l'équipe du jeu ? Et ce graphiste qui pompait des sprites sur d'autres jeux en changeant quelques pixels ? Un des grands plaisirs du QA, c'est quand les magazines de jeux vidéo font leurs tests, et qu'on va voir les développeurs avec un sourire mesquin : ah tiens, ça on vous l'avait signalé dans le rapport n°1337, vous aviez dit que c'était pas important ou que vous n'aviez pas le temps de le corriger, ben c'est bizarre, ils ont dit la même chose dans ce mag'... Pour avoir une vue extérieure sur le game design, on invitait les collégiens du coin pour des séances de playtest - c'est de là que venait le karatéka du dimanche au début de l'article.

En parlant d'article, ce texte manque de sexe. Corrigeons cela tout de suite dans ce paragraphe :
- AX Battler : Et donc un jour on a ce gars qui en foutait pas une rame, qui bossait jamais et qui passait ses journées à draguer sur MSN. On a besoin d'un rapport de bug sur son ordi, il est absent ce jour-là, et on tombe sur un fichier Zip : 80 Mo de photos de lui en train de copuler avec sa copine. Il envoyait des extraits à ses correspondantes.
- raton : Tu l'as encore ce fichier ?
- Je dois avoir un pote qui doit en avoir une copie, oui. Y'avait des photos sans visage, je pourrais te retrouver ce machin.
- Nan nan, c'est pas pour poster dans l'article sur tes souvenirs, hein.
- Ah ? Tiens, je l'ai encore sur mon disque dur. Je t'envoie ça.
- C'est purement à titre perso. Au point où j'en suis, j'ai plus aucune chance d'atterrir au paradis ou au purgatoire, alors autant en profiter.
- Tu reçois le fichier là ?
- En cours... Après tout, ce genre de pervers qui poste des photos de lui dans des positions compromettantes est systématiquement maigre comme un clou et NOM DE DIEU AH MES YEUX JE BRULE AH SAMANTHA AU SECOURS ILS SONT TOUS MORTS CAPITAINE JE VOULAIS PAS JE VOULAIS PAS CRRR


De fil en aiguille, à force de faire des recommandations sur les documents de game design, je fus invité à participer à cette étape. Du conceptuel, du théorique, on cherche ce qui plait au joueur. Ou on peaufine les paramètres du jeu, l'adhérence des voitures, le temps de rechargement des armes, la position d'un soldat, le handicap imposé à une intelligence artificielle selon le niveau de difficulté, pour que le tout soit équilibré. Là encore, on a du mal à savoir qui est game designer et qui est testeur. D'autant plus que le GD peut avoir d'autres rôles, selon la taille du projet ; s'il se retrouve à participer à l'écriture du scénario, aider à l'agencement des niveaux ou gérer l'orientation du jeu selon les puissances supérieures (marketing, programmeurs qui ne vont pas passer deux semaines à coder un détail, respect des délais), il n'y a pas de quoi paniquer.

J'ai donc bossé pendant quelques années dans un studio français à l'ambiance familiale, qui s'est mis à vite grossir, devenant éditeur, importateur, avant de finir par s'écraser sous son propre poids à cause d'une croissance trop rapide. J'étais dans les dernières charrettes de licenciements, alors que la boite, mise sous tutelle économique, bossait sur un dernier jeu dans l'espoir que son succès renfloue les caisses. Manque de pot, l'administrateur nommé par le tribunal du coin a fermé la boutique avant qu'il sorte ; il parait qu'il serait encore en cours de développement, quelque part dans un garage probablement planqué sous un bunker au milieu d'un désert.
Comment trouver du boulot ? Il y a deux grandes voies royales. Prenez des notes ! Primo, l'AFJV : c'est pas compliqué, c'est là que les éditeurs et studios cherchent de la viande, alors postez-y votre CV. Secundo, mais là c'est pareil qu'ailleurs, le bouche à oreille : restez en contact avec vos collègues qui n'étaient pas trop cons et tenez-vous au courant de ce qu'ils deviennent après avoir fait leurs cartons. J'ai toujours trouvé une place via d'anciens collègues qui m'ont recommandé à leurs employeurs.

Peu après la chute de cette entreprise, j'ai été embauché comme testeur dans un studio français qui était en train de développer son second jeu - la suite directe du premier qui avait fait forte impression. Sauf que l'équipe originale avait été virée et que leurs remplaçants avaient toujours une console à proximité avec le travail de leurs prédécesseurs en guise de document de game design... Je vous le dis tout de suite, ce fut un bordel monstre et une suite de CDD prolongés - que je fus ravi de ne pas renouveler une fois de trop pour mieux leur claquer la porte au nez. Ils n'avaient pas de QA interne et souhaitaient en créer un, car ils en avaient marre de se fier à celui de leur éditeur. Le projet était en retard et en prenait encore plus. Les managers ressortaient tous les deux mois de nouveaux agendas de développement plus surréalistes les uns que les autres, et par une alchimie proche du mental d'un troupeau de moutons, l'équipe de développement semblait y croire. Faut dire que les semaines de 70 heures - rémunérées 35, bien évidemment - devait aider... Mais non, et le jeu ratait chaque fin d'exercice fiscal et chaque "grosse période", comme les fêtes de fin d'année. L'ambiance se dégradait parmi les membres, séparés entre ceux qui dormaient carrément sur place et ceux qui tenaient - on se demande pourquoi - à avoir d'autres contacts humains que ceux de leur job. Un beau jour, la direction convoque séparément chaque camp : le premier a eu droit à une psp neuve avec un jeu, et les autres ont eu droit à un discours du genre "si vous avez pas eu votre péhessepé c'est parce que vous ne vous investissez pas assez dans l'entreprise". Un cadeau pareil à la place des centaines d'heures supplémentaires non payées... et encore : le mois suivant, les "heureux élus" remarquèrent que leur fiche de paie fut ponctionnée de 70 €, puisque la compta a respecté la loi qui amène les entreprises à prélever une partie du montant d'un cadeau fait à des employés. Yeepikay-yay.
Evidemment, ils tenaient à ce que le département QA vienne bosser tous les jours ; après avoir négocié avec mon coéquipier - dont la copine était enceinte - on a fait un jour de week-end sur deux, ramenant notre agenda à du 6 jours par semaine. Je ne vous parle pas des pressions diverses et variées pour nous encourager à "s'investir davantage". Après quelques mois, ma liste de CDD et autres prolongations est devenue trop tordue pour que les RH puissent les justifier, d'autant plus qu'à ce stade, ils croyaient que le jeu serait terminé... Ben non, allez vous faire foutre et finissez votre épisode 1.5 sans moi. A un autre gars à qui ils ne pouvaient plus proposer de CDD, ils lui ont offert un CDI à condition qu'il démissionne une fois sa période terminée - il a refusé.
Mon petit bonus de départ fut de lire les interviews mensongères des producteurs quand le jeu finit par arriver dans les linéaires : oué oué on a retardé le jeu pour ajouter plus de contenu (c'est plutôt l'inverse en vrai, tant ils ont retiré des fonctionnalités que j'avais connues sur les versions de développement), oué oué on a préféré faire un jeu peaufiné que de bâcler un truc sorti à Noël, oué oué je mange des cailloux au p'tit déj'.

Ensuite, j'ai servi dans une autre boite en tant que game designer et testeur avec un CDD de quelques mois en fin de développement du produit, pour peaufiner les paramètres du jeu, qui a eu un joli succès commercial et d'estime. C'était, encore une fois, dans un studio français. Pourquoi ne pas aller voir ailleurs, quand chacun crie à la crise du secteur national ? Si ça vous tente, vous avez ma bénédiction ! En ce qui me concerne, le seul pays qui m'intéresse par ses idées de jeux reste le Japon ; quitte à partir, autant le faire loin et longtemps. Actuellement, je suis une formation de langue via l'ANPE, avant de repartir en chasse le mois prochain, pour probablement retourner dans le dernier studio où j'ai bossé : l'ambiance y est bonne et leurs prochains projets sont intéressants. Idéalement, j'aimerais bosser chez Hydravision, le studio français qui a sorti le survival-horror-coop-beat-em-all-teen-movie Obscure, qui est vraiment amusant. Voilà, vous connaissez mon boulot, et j'ose même le dire quand je parle à des gens que je ne connais pas : je fais des jeux vidéo.