Même si je parle seulement maintenant de ce titre Mega Drive, je l'ai acheté à la grande époque, avec des francs dans la poche (190, d'après le ticket de caisse) et un Journal de Mickey dans le cartable. Le temps passe, et maintenant que j'ai appris des mots compliqués que j'utilise sans savoir ce que ça veut dire, j'en arrive à qualifier ce jeu de post-moderne. Car même si ce n'est pas le vrai sens de ce terme, je m'en sers pour expliquer que Kid Chameleon avait une bonne dizaine d'années d'avance sur son temps.

C'est un titre super connu, à la célèbre jaquette purement nineties, mais on dirait que peu de gens y ont finalement joué. D'ailleurs, à l'exception de l'Arcade Legends, une de ces "consoles sans cartouche" avec des roms intégrées à une manette qu'on branche directement sur l'écran, KC n'a pas eu de conversion ou de suite. Il s'agit d'un titre exclusif à la 16-bits de Sega qui a marqué ceux qui y ont joué... et qui, pour la plupart (dont moi), se demandent si ce jeu a une fin.

Déjà, rien que le titre : Kid Chameleon. Vous avez dit "kitsch" ? Ledit Kid porte baskets, jeans, blouson en cuir, T-shirt blanc et lunettes noires (!) : l'archétype assumé du cool kid des années 90, celui qui peuplait les publicités de céréales, les épisodes de Beverly Hills 90210 (*) et les jeux télévisés. Le Kid est un crack des jeux vidéo, et dans la salle d'arcade du coin, un nouveau jeu de réalité virtuelle fait fureur. Note pour les plus jeunes : une "salle d'arcade" était un lieu où des consoles très puissantes pour l'époque étaient disposées en libre service, moyennant un paiement à la partie tournant aux alentours d'un euro - c'est de là que viennent quelques hits comme OutRun ou les jeux SNK. Deuxième note pour les plus jeunes : la "réalité virtuelle" était une idée du futur vu du siècle dernier, où les manettes et moniteurs seraient remplacés par des gyroscopes et casques-visières, simulant une immersion "totale" dans le jeu vidéo.

Bien évidemment, la borne d'arcade à réalité virtuelle débloque, et le boss du jeu capture les Kids qui s'y aventurent. N'appuyez pas sur Start ou vous serez le prochain sur la liste. Start. Merde. Trois boutons : courir, sauter, action. Le premier niveau se dessine à l'écran comme un vrai jeu vidéo époque Tron, avec gros cubes et un quadrillage de la zone - délicieuse mise en abyme après le coup du gamer en jean et T-Shirt blanc (tout le monde s'habillait comme ça à l'époque) incarnant un gamer en jean et T-shirt blanc. L'élément le plus dingue dans KC, c'est son scrolling multiple : le terrain semble complètement ouvert. Le ciel n'a pas de limite, les grottes s'enfoncent dans la terre, et courir bêtement vers la droite n'amène pas souvent au prochain niveau. C'est un jeu d'action grand comme un jeu d'aventure, sauf qu'on doit juste trouver la sortie. Chaque tableau est un labyrinthe, au point qu'on doit se mettre en quête de bonus "sabliers" pour repousser la limite de temps - qui semble large avec ses quelques minutes par vie, mais c'est une fourberie tant on se perd avec délice. Enfin, je mets "avec délice", sauf qu'on réalise rapidement qu'on est complètement paumé... Et, insistons là-dessus, c'est un des points forts du jeu. On s'y croit. On s'est vraiment fait piéger dans un jeu vidéo qui capture ses joueurs. J'ai peur, je veux rentrer chez moi et manger un bol de céréales devant un épisode de 90210.

Côté gameplay, le Kid peut se transformer en trouvant des masques sur son chemin, à la manière de Dynamite Headdy : un Jason qui peut lancer des haches, un samourai qui saute plus haut, un chevalier dont le heaume casse les murs... Vous l'avez deviné, certains chemins ne sont disponibles qu'avec le bon bonus au bon moment. Plus haut, je parlais de ce sentiment d'être complètement pris au piège dans des niveaux gigantesques : cette impression vous tombe sur le coin de la gueule quand vous récupérez pour la première fois le masque "Cyclone", qui permet de voler. Vous commencez à flotter le plus haut possible, juste pour voir, et vous arrivez... sur un autre téléporteur, qui vous amène dans un autre niveau. C'est là qu'on réalise que les développeurs ont foutu des passages secrets absolument partout, et que par extension, vous êtes foutu.
Car chaque téléporteur qui marque la "fin" d'un tableau est différent. Chaque plateau a plusieurs "sorties", amenant vers d'autres niveaux, eux-mêmes vous envoyant vers d'autres endroits. Autrement dit : 1) aucune partie ne se ressemble, 2) le jeu n'a pas de structure linéaire puisqu'une zone n'est pas le "niveau 3" à proprement parler ; à la façon d'un livre dont vous êtes le héros, vous pourriez rejouer et ne jamais retomber dans cet endroit, ou y débarquer après une dizaine de téléportations, 3) il est à peu près impossible de cartographier ce jeu, aussi bien pour l'enchaînement des niveaux que pour la topographie de chacun d'eux. Et pourtant, il y a même un masque "scanner" qui aide à trouver les passages secrets, ramenant les décors aux graphismes fins à la vision "jeu vidéo" Tronnesque, aux quadrillages apparents dont je parlais au début de ce texte. Rien à faire, on est quand même bien paumé. En l'absence de sauvegarde, c'était un de ces titres qui nous poussèrent à laisser la Mega Drive en Pause pendant plusieurs nuits pour continuer sa partie le lendemain. Mais rien à faire, on n'en voit pas la fin.
Basiquement, Kid Chameleon est un jeu de plate-formes ouvert avant l'heure. Et encore : de nos jours, on utilise le terme "ouvert" pour signifier un jeu architecturé avec une "zone d'accueil", d'où le joueur peut choisir son prochain terrain de jeu (exemple typique, Super Mario 64 et son château)... Dans KC, un téléporteur qu'on croyait planqué au fond d'un niveau vous amène vers un autre territoire, et les passages vraiment secrets savent se faire désirer. Un jeu vidéo cyclopéen sur une cartouche à la mémoire minuscule, où la liberté du joueur sonne comme une évidence pour mieux lui faire réaliser qu'il est aussi piégé que son petit héros lui-même égaré dans un jeu vidéo. Post-moderne, que je vous dis.